LES MILLE ET UNE NUITS MARSEILLAISES DE LA POÉSIE ACTION : MANIFESTEN, UN NOUVEAU LIEU À MARSEILLE

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MANIFESTEN : lieu de rencontres des éditions al dante / 50 rue Thiers 13001 Marseille.

Magique. En ce monde devenu impraticable et asphyxié par les politiques d’austérité assénées depuis trente ans avec de plus en plus d’hypocrisie, surgit à Marseille une sorte de  commune libre, objectant sa farouche façon de dire et de faire à la morbidité ambiante, à la fatalité de l’isolement où nous sommes englués, à cette compression de nos langues devant les coups bas du Moloch. Un rendez-vous d’artistes, de poètes sonores et expérimentaux, d’intellectuels et autres formes d’humains en voie de disparition, qui cristallise depuis fin septembre 2013 des désirs de parole, de discussions, d’échanges : c’est Manifesten. 

C’est à l’angle de la rue du Loisir et de la rue Thiers, près de la place de la Plaine. En plein centre de Marseille, donc. Une porte d’entrée vitrée, une vitrine où s’exposent quelques livres de la maison Al Dante avec un jeu de miroir sans tain qui rappelle qu’ici fut une boutique, mais qui prend une valeur surréaliste à la Alice au Pays des Merveilles. Ici, les distances et les échelles ne sont plus les mêmes. A l’entrée, le visiteur remarque un sol dallé noir et blanc poncé par l’usure, et des tables de cuisine en formica ou de bistrot qui s’alignent vers le bar installé au fond ; les chaises, comme un nuancier d’époques, sont ici et là et, sur la droite, le visiteur aperçoit du côté de la bibliothèque qu’il découvre au fond, une banquette couverte d’un tissu à motifs marocains noirs, blancs et rouges. La bibliothèque[1] semble studieuse mais si on la consulte, on découvre les enchantements de la poésie et de la pensée expérimentales et contemporaines en terme d’éditions plus ou moins introuvables et remuantes. Ce coin en « L », plus bas de plafond et séparé discrètement à l’aide d’une passage comme secret, est propice en journée à l’étude et, en soirée, à des rencontres pas forcément qu’intellectuelles. Les murs blancs reçoivent les apparitions d’expositions temporaires. Au dehors, l’enseigne sur fond rouge s’écrit en lettres peintes : « MANIFESTEN », comme un cri de petit sauvage.

Manifesten n’est pas né d’une baguette magique ni de la dernière pluie non plus. Avant de s’incarner en un lieu, Manifesten était « une revue poétique en trois dimension » selon Laurent Cauwet, l’éditeur d’Al Dante, son concepteur et fondateur. A Limoges où il fut un temps, Laurent Cauwet organisa de 2007 à 2009 des journées avec des artistes et des auteur-e-s souvent proches de la poésie action (qui cherchait une « poésie debout » selon Bernard Heidseick, qui créa ce terme) et plus généralement de l’art action. Ces rencontres pouvaient durer quinze jours – et des journées denses. Manifesten occupait Limoges dans des bibliothèques, des théâtres, des librairies, des galeries, des centres d’art, mais aussi dans des écoles, voire des cafés ou encore des lieux associatifs, des centres sociaux… jusqu’à la rue. L’idée était de rendre public le rythme de la création : interventions poétiques, expositions, interventions théoriques, publications d’éphéméras, rencontres diverses, ateliers, performances, le tout ponctué de pauses festives, se succédaient dans une pulsation échappant aux tempo ordinaires.

En s’installant à Marseille, Laurent Cauwet se trouva face à une urbanité d’une autre échelle qui ne rendait plus possible ce dépliement-là dans l’espace. Après avoir un temps cherché à reproduire autrement Manifesten, notamment aux défunts Grands Terrains, animés par Mireille Batby, il a cherché à s’approprier un lieu. Partant d’une analyse plutôt pessimiste de la société culturelle, Laurent Cauwet, allergique à l’idée de formuler des demandes d’aides auprès d’autorités publiques la plupart du temps aussi hautaines qu’imperméables au venin de l’art mais comme en revanche soucieuses d’en immuniser les populations, a conçu une économie autonome et parfaitement risquée. Pour un loyer taille fine, il a loué une demi-ruine avant de lui prodiguer ses soins sorciers (et ceux d’ami-e-s) de maçon, de plombier, d’électricien, de peintre et d’architecte. Le lieu s’ouvre chaque jour dans sa fonction de café-bibliothèque, et aussi, très important, d’exposition des ouvrages des éditions al dante, en partie grâce à Fabienne Letang (plasticienne), et quelques autres ami-e-s bénévoles.

Des associations de quartier, avec lesquelles se sont nouées des relations de sympathie, s’y réunissent librement. Et environs deux fois par semaine, en soirée – entrée gratuite -, s’y vivent des moments de performances, de concerts, de lectures ou de rencontres, en compagnie d’intervenants de tout horizon. Cette pluralité fait de chaque soirée un espace critique tonique pour l’esprit qui vient fouetter le désir de penser – un espace alchimique pour la pensée où des ferments parfois antagonistes provoquent des alliages mirifiques, des précipités inattendus, des émanations enivrantes pour l’esprit, des séquences baroques non sans humour. Un genre profane de « mystères » où des auteur-e-s, ces bêtes étranges, et des poètes sonores, bêtes plus étranges encore, rencontrent des militants, des philosophes, des artistes, des gens du quartier et d’ailleurs… le tout dans un brassage qui oxygène cette eau si souvent polluée par l’entre-soi où évoluent ceux qui écrivent, ceux qui disent, ceux qui consacrent leur temps à spéculer parce que collaborer leur est impossible. Ces derniers se confrontent à un public pas forcément familiarisé avec leurs langages, de même que ce public-là découvre des écritures et des éditions improbables, des langages nouveaux. Manifesten s’est aussi désormais allié à la passionnante Revue La Vie Manifeste d’Emmanuel Moreira et Amandine André (qui assurent une part de la programmation). La Revue Manifeste est une revue en ligne (http://laviemanifeste.com/) qui entrecroise interventions d’artistes, textes d’auteurs et entretiens de philosophes ou de poètes, dans la voie d’une réflexion sur la portée politique et sensible de la parole poétique ; elle se déplie ici hors de l’espace virtuel du Net, devenant elle-aussi une revue en trois dimensions, et entretisse ainsi sa trame à celle de Manifesten.

Les soirées, par-delà leurs moirures et leurs formes chacune inventives, démentent l’idée diffuse qu’il n’y aurait plus rien à dire de ce qui arrive et convergent dans un mouvement de soulèvement.

Par exemple, Boyan Manchev, philosophe d’origine bulgare, donna une interprétation du mythe d’Oedipe particulièrement décapante. Selon Boyan Manchev, Oedipe en répondant « l’homme » de façon rationnelle à l’énigme que la sphinge posait dans Thebes s’est trompé mais cette dernière, devant sa suffisance d’homme qui croyait qu’avec la raison déductive il était possible de résoudre le mal, lui a laissé la place, pour qu’il aille à la catastrophe qu’elle savait. Parce que cette définition quelque peu simplette de l’homme – « celui qui marche à quatre pattes le matin, à deux le midi et à trois le soir » -, négligea sa part maudite. Parce qu’à cette définition sans épaisseur de l’individu, qui fonde l’idéal démocratique, il manque son ombre portée. La réponse était « le monstre », pour Boyan Manchev. La démocratie serait né dans le déni d’une part plus mystérieuse de l’homme, et le résultat : c’est le spectacle du monde que l’on sait où le mal ne cesse de faire retour et l’échec de la démocratie qui produit du néo-fascisme.

Un autre soir, Jann-Marc Rouillan, cet ex-activiste remuant d’Action Directe, mais aussi cet auteur remarquable (édité par al dante), est venu avec Chloé Delaume retracer l’histoire du terroriste Georges Abdallah pour une soirée de soutien. Ce maronite libanais a purgé sa peine de sûreté (il est libérable depuis 1999), et a largement payé des crimes dont l’imputation reste discutable. Mais le ministère de l’Intérieur (Valls) refuse de l’expulser vers son pays d’origine, condition sine qua non de ça mise en liberté conditionnelle pourtant acceptée par les juges. Chloé Delaume y a raconté son récent (et premier) voyage au Liban sur les traces de son passé familial des plus traumatiques, voyage qu’elle a fait avec le journaliste Daniel Schneidermann qui co-signe son dernier livre où est relatée cette aventure (et qui fut spécialiste du terrorisme des années 80 en France.

On retient, un autre soir, le cri étouffé de Stéphane Novak-Papantoniou, français d’origine grecque, qui articule dans un texte en cours d’écriture[3] ce que le mal, fait à la Grèce, nous fait. Comme un cri étouffé dans nos gorges contre les malversations de la Golden Sachs et de la Troïka qui continuent d’assassiner une population et de ruiner un pays autrefois heureux et dont le crime fut peut-être de n’être pas tout à fait assez occidental pour coller aux normes européennes.

Une autre fois, Franck Smith vint dire un texte sur la Palestine[4] aux mots purs et coupants, texte qui fut censuré par la fondation Cartier en janvier 2013 – on se demande pourquoi, étant donné qu’il fait également la part de la souffrance des populations israéliennes, se collant ainsi parfaitement au rapport que l’ONU publia suite à l’opération « Plomb durci », selon la pure logique objectiviste.

Il n’y à pas que des soirées à dominante directement politiques. Une soirée avec trois poétesses, Liliane Giraudon, Amandine André et la canadienne Nathanaël[5] (installée à San Francisco, en train de traduire le Mausolée des Amants de Hervé Guibert) qui ont lu leurs textes, et dialogué sur le genre de l’écriture, replace le politique sur un autre axe. Ou encore celle avec Paul Hegarty, philosophe musicologue qui propose une critique des musiques nouvelles et un « Harsch Noise Wall » comme « guérison virale »[6].

C’est toujours, chaque fois, quelque chose comme un cri qui tente de se mettre en mots. Il faut entendre ceux de Jérôme Bertin, auteur publié chez al dante ou de Sylvain Courtoux, souvent invités. Ce cri sans mots, dénié par nos régimes nous infligeant un théorique bonheur démocratique, et qui aujourd’hui nous laisse dans un état quasi flottant, mi festif mi actif, quasi dépressif, nous obligeant à faire comme si de rien n’était car sinon il nous faudrait arrêter de vivre.

Manifesten est un endroit où l’on continue malgré tout de tenter de dire, ce cri y retentit dans ses différentes harmoniques, avec ses échos venus de partout, et donne son beat à la parole. De partout, de toutes les régions traumatisées du monde : dernièrement, Plis Fôs 13, une association antillaise a organisé un « salon de lecture » autour du célèbre livre de Franz Fanon, Peau noire, Masques blancs (1952)Amin Allal, chercheur doctorant en sciences politiques à Aix est venu exposé quelques points sur la révolution tunisienne. On écoute en buvant quelques verres. L’attention n’est pas forcée, mais libre. Puis on parle de littérature et de problèmes de vie ; on imagine ses mots et on confronte sa parole, mais tout près de ce cri tout en ultrason. On est un peu plus ensemble là et un peu moins seul en rentrant chez soi – un peu plus fort.

C’est aussi une toute autre option pour l’après-demain des grandes orgies culturelles pompières, un après-demain qui s’expérimente, celle d’une activité culturelle et artistique de proximité, de quartier, à l’opposé des mégalomanies culturelles du type Marseille-Provence Capitale de la Culture ou des grands investissements du type de la Villa Méditerrannée ou du Mucem. Ces mastodontes dévorateurs de crédits culturels investissent proportionnellement ridiculement dans l’invention de formes contemporaines, et consomment de façon indécentes des crédits de fonctionnement, eu égard  à l’appauvrissement économique général. Et vampirisent à Marseille comme d’autres ailleurs les crédits pour la culture, au détriment de structures subventionnées à échelle humaine, en train de disparaître. Avec le temps, l’alchimie propre à Manifesten ne pourra que se déployer.

Mari-Mai Corbel.

1 – Cette bibliothèque est, en fait, une partie de la bibliothèque de Laurent cauwet que ce dernier a choisi de communautariser.
2 – Où le sang nous appelle [de Chloé Delaume et Daniel Schneidermann (Le Seuil, 2013) Une autofiction qui, entre autre, analyse l’exploitation médiatique du terrorisme dont la dernière occurrence, ubuesque, a été attribuée à un intellectuel, Julien Coupat (au prétexte d’un livre : L’Insurrection qui vient, qui a tout d’un ouvrage de poésie intellectuelle, et rien d’un manuel d’activiste).
3 –  La glôôsse (à paraître en mai 2014, aux éditions Al Dante).
4 – Gaza, d’Ici-là (Al Dante, 2012).
5-Nathanaël a publié également sous le nom de Nathalie tephens. Elle écrit en anglais et en français – ces derniers sont majoritairement publiés aux éditions du Quartanier.
6 – Soirée organisée par le Grim dans le cadre du festival Nuits d’hiver.

Programme : 17 janvier, une soirée « Coup Porté », avec Alain brossat qui vient de publier Démocratie chez al dante et Christophe Hanna, Les Berthiers, portraits statistiques aux éditions Questions Théoriques. Une soirée autour du concept de démocratie et d’écriture en démocratie.
25 janvier : soirée poésie action avec l’auteur Sylvain Courtoux et l’artiste performeuse Emy Chauveau.

Rendez-vous sur https://www.facebook.com/manifesten?fref=ts

Liste de ceux et celles qui écrivent, qui disent, qui font… et qui sont intervenu-e-s depuis l’ouverture de Manifesten, le 18 septembre 2013 : Amandine André (auteure), Jérôme Bertin (écrivain), Stéphane Novak-Papantoniou (auteur), Stéphane Chalumeaux (improvisateur sonore), Fabienne Létang (plasticienne, performeuse), Sylvain Courtoux (auteur) ; Roman Girard (poète sonore) ; Edouard Beau (photographe), Franck Smith (auteur) ; Véronique Bergen (auteure), Jann-Marc Rouillan (auteur), Chloé Delaume (écrivaine) ; Boyan Manchev (philosophe) ; Laurence Deninal (plasticienne), Franck Barria (musicien) ; Françoise Lonquety (poètesse) ; Didier Calleja (performeur) ; Patrick Siebert (écrivain) accompagné du groupe Horses Give Birth to Fly, Brian Mura et la revue GPU, Estelle Cherel & Lucille Camus (auteures et comédiennes) ; Fernand Fernandez (poète) et le groupe Dahu ; Paul Hegarty (philosophe et musicien) ; Nathanaël (auteure) ; Liliane Giraudon (auteure), Amin Allal (chercheur en sciences politique).

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visuels : 1- Manifesten 2- Amandine André, Liliane Giraudon et Emmanuel Moreira chez Manifesten (photos DR)

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