Aujourd’hui plus que jamais, nous vivons déconnectés des variations de la lumière du jour. Mais être carencés en lumière naturelle peut s’avérer à terme aussi néfaste qu’être carencés en certains nutriments. La quasi totalité des luminaires des bureaux, magasins, écoles, hôpitaux ou appartements ne distillent en effet qu’une partie tronquée du spectre lumineux. 

Certaines longueurs d’ondes essentielles à notre équilibre psychique et physique, dans les teintes bleues notamment, ne sont pas représentées. Sans compter leur intensité lumineuse constante, identique à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, qui nous soustrait aux fluctuations bienfaisantes du cycle du soleil.

L’horloge biologique comme chef d’orchestre

Nos yeux, seuls organes de notre corps qui perçoivent les ondes lumineuses, ne servent pas uniquement à la vision. Certains photorécepteurs dont ils sont munis ne génèrent aucune image sur la rétine... mais sont reliés à des zones profondes du cerveau qui coordonnent d’innombrables fonctions vitales. "Ils acheminent des impulsions électriques jusqu’à l’hypothalamus qui contrôle le système nerveux autonome, la régulation thermique, le bilan énergétique, l’activité et le sommeil, la circulation et la respiration, la croissance et la maturation, la reproduction et l’équilibre émotionnel", souligne le Dr Jacob Liberman*.

L’hypothalamus gouverne aussi, par l’intermédiaire de l’hypophyse, le système endocrinien, c’est-à-dire les sécrétions hormonales de la glande thyroïde, des ovaires, des seins, des reins…

Certaines ondes lumineuses qui pénètrent par nos yeux (surtout celles correspondant au fameux bleu) vont stimuler une petite structure pas plus grosse qu’une tête d’épingle, nichée au sein de l’hypothalamus, et qui orchestre le rythme journalier de l’organisme  : notre horloge biologique circadienne. C’est elle qui "synchronise toutes les fonctions du corps avec son environnement extérieur ", indique le Dr Liberman. Et c’est elle aussi qui régit la synthèse de la mélatonine, hormone dont le taux fluctue énormément en vingt-quatre heures  : sa production, faible le jour, devient forte durant la nuit en réponse à l’obscurité. Elle débute vers 20 heures le soir pour préparer, entre autres, l’endormissement, atteint un pic entre 2 et 3 heures du matin lorsque nos paupières sont théoriquement closes, et reflue vers 7 heures pour amorcer notre réveil.

Comme elle est libérée dans le sang, on la retrouve partout dans le corps, si bien que "aucune de nos cellules ne peut échapper à l’influence de la lumière ", poursuit le Dr Liberman. Outre son effet bien connu sur le sommeil, elle "donne l’heure " à toutes nos petites horloges décentralisées situées au cœur de chacune de nos cellules afin de les synchroniser entre elles. Toute perturbation de ce "pacemaker " chimique, telle qu’une lésion cérébrale ou un déficit lumineux, peut donc être lourde de conséquence. 

Des défenses immunitaires mises à rude épreuve

Un dérèglement de l’horloge biologique affaiblit notamment le système immunitaire, ce qui accroît de facto notre vulnérabilité aux infections. Une étude de l’université de Yale a démontré que la synthèse d’une protéine (TLR9) impliquée dans la reconnaissance des bactéries et des virus était modifiée. Du coup, les globules blancs chargés de neutraliser ces envahisseurs sont moins mobilisés, et donc moins efficaces.

Selon le Dr Erol Fikrig, coordinateur de cette étude (publiée le 16 février 2012 dans la revue "Immunity"), une "remise à l’heure de l’horloge circadienne devrait permettre d’améliorer notre réactivité face aux agents pathogènes ". Il suggère également que cette dimension soit prise en compte pour l’administration des vaccins, dans la mesure où la combativité de notre arsenal de défense naturelle fluctue au fil de la journée. Se faire vacciner lorsque notre taux de protéine TLR9 est au plus haut devrait générer une meilleure protection.

Lumière artificielle et prise de poids

Le métabolisme énergétique est aussi placé sous l’emprise de notre pendule interne. Comme la libération d’insuline est régulée par la mélatonine, elle se fait a minima la nuit et se remet à fonctionner à plein régime dès le matin afin de gérer l’afflux de sucre dans le sang lié à la prise des repas.

Une surexposition à la lumière artificielle jusque tard le soir perturbe de fait ce processus. Des chercheurs israéliens de l’université d’Haïfa ont ainsi montré, en décembre 2010, que la recrudescence de surpoids et d’obésité actuelle pouvait en partie provenir de là.

Imposer à nos yeux une stimulation lumineuse régulière (ampoules électriques, téléviseur…) alors que le soleil est déjà couché induirait en outre à la longue une résistance à l’insuline, donc la survenue d’un diabète.

Le travail de nuit, un facteur de risque

On suspecte déjà depuis longtemps le travail de nuit d’augmenter le risque de diabète. Et une analyse du dossier médical et du rythme de vie professionnelle de 170  000 infirmières américaines en a apporté la preuve formelle. Celles ayant assuré leur service en horaires décalés pendant trois à neuf ans présentent un risque 20  % supérieur à celui de leurs consœurs en poste de jour.

L’augmentation passe à 40  % pour les femmes ayant travaillé dix à dix-neuf ans dans ces conditions et jusqu’à 58  % au-delà de vingt ans  ! Et pour enfoncer le clou, une publication conjointe de chercheurs britanniques et français, de l’Institut Pasteur de Lille, a démontré, fin janvier 2012 qu’une rupture du lien entre l’horloge biologique et le pancréas conduisait au diabète, suite à une mutation des récepteurs de la mélatonine par exemple.

Les rythmes circadiens et leur impact sur le système cardio-vasculaire

Contrairement à une idée reçue, notre cœur ne pulse pas de manière identique tout au long de la journée. Ses battements sont plus rapides vers 17 heures chez la plupart d’entre nous. De même, notre pression artérielle est plus faible la nuit que le jour, avec un minimum vers 3 heures du matin et un maximum aux alentours de 16 heures. 

Pour bien faire, il faudrait en tenir compte lorsque l’on pratique un sport. Non seulement nos performances physiques sont meilleures l’après-midi, mais notre cardio-protection est plus faible avant midi. Le personnel des services d’urgence le constate régulièrement il y a plus d’infarctus du myocarde le matin et, surtout, les dommages qu’ils créent sont plus ravageurs que ceux des crises cardiaques survenant plus tard dans la journée.

Selon les cardiologues de l’hôpital San Carlos de Madrid qui ont tenté de quantifier les dégâts en fonction de l’heure où ils se produisent, la gravité des infarctus matinaux serait 20  % supérieure aux autres.

L’éclairage artificiel, source de cancers ?

Plus inquiétant, la surexposition à la lumière artificielle serait cancérigène. Nombre de chercheurs ont soumis des animaux de laboratoire à un éclairage artificiel la nuit. Leur conclusion est unanime  : tous ont rapidement développé des tumeurs, notamment mammaires. À l’inverse, les animaux cancéreux maintenus sous de longues périodes d’obscurité nocturne voyaient leur maladie ne progresser que très lentement.

L’explication viendrait une fois encore de la mélatonine. Lorsque les cycles de la lumière du jour sont à peu près respectés, pléthore de mélatonine est libérée dans notre sang aux heures où le soleil est normalement couché. Or "cette hormone empêche les cellules tumorales d’utiliser l’acide linoléique en tant que booster de croissance ", explique le Dr David Blask, neuro-endocrinologue de l’université de Philadelphie qui a démontré ce phénomène sur des souris.

Le cancer ne progresse donc qu’à bas bruit. Fort de ce constat, ce chercheur plaide pour le développement d’éclairages dont l’intensité varierait selon les heures et dont les longueurs d’onde n’entraveraient pas la production de mélatonine.

Les bienfaits de la chronothérapie en chimiothérapie

Plutôt que de subir notre horloge biologique, certains cancérologues essaient d’en faire un atout en ayant recours à la chronothérapie.

Il s’agit de distiller le traitement de chimiothérapie au moment précis où le corps est le plus réceptif et le moins fragile. L’unité de recherche "Rythmes biologiques et cancers " de l’Inserm a prouvé que la nocivité et l’efficacité des anticancéreux variaient énormément en fonction de leurs heures d’administration. 

Le fluoro-uracile, utilisé pour guérir les cancers colorectaux, est ainsi jusqu’à cinq fois moins toxique lorsqu’il est perfusé à 4 heures du matin, plutôt qu’à 16 heures. 

Hommes et femmes, à chacun son tempo

Selon une étude américaine de mai 2011, réalisée en collaboration avec Claude Gronfier, du département de chronobiologie de l’Inserm, l’horloge biologique circadienne de la gente féminine serait plus rapide que celle des hommes  : six minutes d’avance par jour environ. Minime, certes, mais la conséquence n’en est pas moins de taille.

Le cycle journalier intrinsèque de la majorité des femmes s’avère du coup inférieur à vingt-quatre heures. D’où leur nécessité encore plus forte de remettre leur "pendule à l’heure " par la lumière. Or, beaucoup d’entre elles ne le font pas, ou pas assez, et de fait se trouvent encore plus désynchronisées.

Se couchant plus tard que ne le voudrait leur horloge interne, elles se réveillent spontanément plus tôt que la gente masculine. D’où "une durée de sommeil insuffisante et souvent des difficultés à s’endormir ", constate Claude Gronfier. Voilà sans doute pourquoi les femmes sont plus sujettes à l’insomnie.

Lumière du jour et médicaments, l’heure idéale ?

Une étude publiée dans le Journal of the American College of Cardiology suggère que l’effet des inhibiteurs de l’enzyme de conversion (des molécules prescrites contre l’hypertension artérielle et l’insuffisance cardiaque) est optimum à l’heure du coucher. Au réveil, ils ne sont guère plus efficaces qu’un placebo.

Il en est de même pour nombre de médicaments courants. Si l’on en croit le Dr Marc Schwob,** les cachets d’aspirine et les anti-allergiques devraient être avalés plutôt le soir. Et les anti-inflammatoires non stéroïdiens ainsi que les tranquillisants de préférence le matin.

Le rythme dans la peau

Le métabolisme de nos cellules cutanées est influencé par le tic-tac de notre horloge interne. L’activité de leurs gènes fluctue au fil de notre cycle éveil-sommeil. D’après une étude de l’université de Caroline du Nord (publiée en septembre 2011 dans la revue de l’Académie des sciences américaine), ces variations ont un impact sur leur capacité de réparation de l’ADN, c’est-à-dire leur susceptibilité à devenir cancéreuses suite à une exposition au soleil.

Des souris soumises aux UV le matin (moment où elles dorment d’ordinaire) se sont révélées cinq fois moins protégées du carcinome que celles exposées douze heures plus tard, à leur horaire de sortie habituel. Si le même mécanisme existe chez nous, cela signifie qu’il ne faut pas s’exposer aux heures où l’on dort habituellement. Les lève-tôt devront peaufiner leur bronzage tôt le matin, et les lève-tard pas avant le début d’après-midi. Sans oublier leur protection solaire.

En conclusion, on profite des beaux jours pour remettre nos pendules à l’heure afin de conserver une santé optimale. On fait le plein de lumière naturelle en sortant au maximum, idéalement le matin, quitte à rester à l’ombre. Tout ce qui peut être fait à l’extérieur ne doit surtout pas l’être à l’intérieur. Et si l'on doit rester confiné, on s'assoit si possible près d’une fenêtre ouverte laissant entrer quelques rayons lumineux. "Let the sun shine in"… 

*Auteur de "Lumière - Médecine du futur" (éd. Le Courrier du Livre).
** Auteur du livre "Les Rythmes du corps" (éd. Odile Jacob).